Des rumeurs persistantes font état de la présence de félins à dents en sabre en Afrique.
1) Quelques témoignages
- Alors qu'il se trouvait parmi les Pygmées de la forêt de l'Ituri, au Congo belge de l'époque (dans les années 1930), le chasseur John Hunter (un nom prédestiné) leur montra un livre d'animaux de chasse, et ses informateurs lui disaient que tel ou tel animal représenté dans le livre vivait dans la forêt :
"Ce fut un comble lorsque j'en vins à tourner une page montrant un morse des mers arctiques. Le plus petit des chasseurs mit le doigt sur la photo et dit : -- Ah ! Je connais bien cet animal. Il vit au plus profond de la forêt et ne sort qu'à la nuit. Il est féroce et tue les hommes avec ses grandes défenses pour les manger ensuite, mais, si tu le désires, j'en prendrai un au piège pour toi." (d'après Hunter 1952).
- En 1967, l'ethnologue française Jeanne-Françoise Vincent étudiait les Hadjeray de Temki au Tchad, et notamment leur croyance en la réincarnation des âmes des défunts dans un animal de la brousse (lion ou éléphant) :
"Signalons à ce propos une affirmation surprenante et excitante du point de vue scientifique. A Temki les membres d'un clan particulier de "gens de la chefferie" -- en voie de disparition d'ailleurs -- sont censés, nous a-t-on dit, s'incarner non pas dans un lion à proprement parler mais dans une sorte de lion, un hadjel. A nos questions concernant la nature de cet hadjel, les gens de Temki répondirent qu'il s'agissait d'un animal existant seulement dans les montagnes du pays Hadjeray. Là-dessus il nous firent la description suivante : "le hadjel est une bête qui ressemble beaucoup au lion mais qui est nettement plus grosse que lui. Il a une grande crinière. Il se différencie surtout du lion par deux traits : sa queue est beaucoup plus courte et ressemble à celle d'une hyène", disent les uns, "d'une petite jument" disent les autres. "Et surtout ses crocs sont différents : ils sont tellement longs qu'il a de la peine à ouvrir la bouche. Il lui faut longtemps, aussi il ne se nourrit que de petites proies qu'il mange tout doucement. C'est une bête qui a très peu de petits, un par ci, un par là. Plusieurs habitants de Temki nous affirmèrent avoir vu un hadjel de leurs yeux et connaître la localisation de sa tanière dans la montagne. "On a peur quand on le rencontre à cause de sa grande taille, et pourtant il est moins dangereux qu'un lion à cause du temps qu'il met à ouvrir la bouche!" (d'après Vincent 1975).
- Monseigneur Van Horne, évêque de Rafai (République Centrafricaine), a interrogé les habitants du pays Zandé sur un animal aquatique mystérieux, le mamaïmé ("lion d'eau"), dont on lui a brossé le portrait suivant :
"Ses pattes sont poilues. Sa longueur serait de 1m60, sa hauteur de 1m. Il a pris et tué un homme : Segui, frère de Songa, de Dano, à l'embouchure de la Aka et du Ali. Il a, aussi, pris Mada, qui y a échappé. Il dort dans l'eau. Il mange les animaux et les hommes". (d'après Kirch 1981).
L'évêque avait également recueilli des informations sur un animal appelé ngoroli ("éléphant d'eau") :
"Bête énorme, avec de petites défenses très pointues. Poilue. Elle tue les hippos, les crocodiles, les poissons. Longueur de 3m. Hauteur 1m50. Se trouve dans le Vovodo..." (d'après Kirch 1981).
2) Canulars
Pas de canular à notre connaissance.
3) Indices matériels
- traces d'agression : on a signalé et parfois photographié des cadavres d'hippopotames ou d'éléphants portant une profonde blessure double, dont on a accusé un hypothétique rhinocéros forestier. Mais ces blessures ont pu être infligées par les défenses des hippopotames ou des éléphants eux-mêmes (combats entre hippos mâles pour la possession de harems par exemple, ou euthanasie entre éléphants pour abréger les souffrances d'un congénère blessé). Cependant, l'hypothèse que ces blessures aient été faites par les canines de félins à dents en sabre est d'autant plus plausible que dans certains cas, le dos des victimes porte des marques de griffes puissantes (figure 2).
- une peinture rupestre en Afrique du sud montre un animal tacheté pourvu de défenses de morse (figure 1).
Figure 1 : peinture rupestre sud-africaine (d'après Stow and Bleek 1930).
4) Analyse cryptozoologique
Les témoignages décrivent un grand félin, de moeurs aquatiques (et généralement appelé "lion d'eau" ou "panthère d'eau" dans les divers dialectes africains) ou cavernicoles dans les zones plus arides (nord de la République Centrafricaine, Tchad). Il possède une queue très courte, à l'inverse de la plupart des félins, et surtout des canines supérieures démesurées (d'où le nom "éléphant d'eau" dont il est quelquefois affublé). Ces créatures, qui émettent de puissants rugissements, se rencontrent fréquemment en couples. Bien qu'elles puissent tuer de grands mammifères (voir indices matériels ci-dessus), il ne semble pas qu'elles les dévorent sur place : Bernard Heuvelmans (1978) a suggéré qu'elles emportaient leurs proies sous l'eau pour rendre les chairs délitables. Le lapement de sang (hématophagie) a également été signalé.
Tous ces éléments, y compris la queue réduite, évoquent furieusement les machairodontes (félins à dents en sabre), dont l'existence est connue en Afrique jusqu'au pléistocène supérieur (environ 500 000 ans). L'hypothèse de leur survivance actuelle a été émise par le mammalogiste allemand Ingo Krumbiegel dès 1947, et considérablement développée par Bernard Heuvelmans (1978). Ce dernier a notamment établi un parallèle entre les machairodontes et les morses (Odobenus), pinnipèdes des mers boréales dont les mâles possèdent des défenses d'ivoire démesurées (figure 2), tendant à démontrer un usage semblable de ces énormes canines supérieures, liées à un mode de vie aquatique et à une spécialisation alimentaire.
Figure 2 : morse (Odobenus).
5) Hypothèses alternatives
- Ingo Krumbiegel (1947) avançait l'idée d'un reptile a bec corné comme hypothèse de rechange pour expliquer les blessures infligées à des hippopotames par le coje ya menia ("lion d'eau") de l'Angola (figure 3). Mais celle de machairodontes attardés lui paraissait la plus sérieuse pour rendre compte des éléments du dossier.
Figure 3 : les deux hypothèses d'Ingo Krumbiegel sur le coje ya menia,
tueur d'hippopotames de l'Angola (d'après Krumbiegel 1947).
6) Pour en savoir plus
HEUVELMANS, Bernard
1978 Les derniers dragons d'Afrique. Paris, Plon.
HUNTER, John
1952 Hunter. London, Hamish Hamilton : 147.
KIRCH, Robert
1981 Animaux inconnus en Afrique ? Connaissance de la Chasse, n° 60 : 62-65, 92 (avril).
KRUMBIEGEL, Ingo
1947 Was ist der "Löwe des Wassers" ? Kosmos, 42-43 : 143-146.
STOW, George William, and Dorothea BLEEK
1930 Rock-paintings in South Africa. London, Methuen and Co. : plate 39.
VINCENT, Jeanne-Françoise
1975 Le pouvoir et le sacré chez les Hadjeray du Tchad. Paris, Editions Anthropos : 100-101.
ARTICLE TROUVE SUR LE SITE L'INSTITUT VIRTUEL DE CRYPTOZOOLOGIE