Le
yeti, créature légendaire des montagnards sherpas du Népal, a été affublé du sobriquet triplement ridicule d'abominable Homme-des-Neiges : il n'a rien d'abominable ni même d'effrayant (il est même au contraire plutôt timide, le bruit suffisant à le mettre en fuite), ce n'est certainement pas un homme, et il ne vit pas dans la région des neiges éternelles !
1) Quelques témoignages
- Le père du Sherpa Tensing Norkay, vainqueur de l'Everest avec Sir Edmund Hillary en 1953, observa durant l'entre-deux guerres un yeti sur le Barun glacier, près du Makalu (un des pics de plus de 8000 mètres) :
"Il ressemblait à un singe de 4 pieds de haut [1,20 m], sauf que ses yeux étaient profondément enfoncés et que sa tête était pointue au sommet. Sa couleur était grisâtre. L'homme comme le singe prirent peur. L'homme-des-neiges se retourna, émit un long sifflement, et disparut."
- Lors de l'ascension de 1953 qui vit justement la victoire sur l'Everest, le général Sir John Hunt recueillit le témoignage du prieur du temple de Pangbotchi, qui avait vu un yéti surgi des taillis environnants, en plein hiver, quelques années auparavant :
"Cette créature, dont la démarche était à la fois allongée et légèrement bondissante, se servait tantôt de ses quatre pattes, tantôt de celles de derrière seulement ; sa taille était d'environ 1 m 40, et sa peau apparaissait couverte de poils gris." (d'après Hunt 1953)
2) Canulars
- Les fameux "scalps" de yeti (figures 1 et 2) conservés dans des monastères népalais, comme celui de Pangbotchi, sont en réalité fabriqués par les sherpas à partir de la peau et des poils du garrot d'une chèvre sauvage locale, le serow (Capricornis sumatraensis), ainsi que l'a démontré Bernard Heuvelmans en 1961. Les sherpas s'en servent lors de cérémonies pour jouer le rôle du yeti, après avoir couvert leur tête avec ce scalp (figure 3).
Figure 1 : "scalp" du monastère de Pangbotchi
(d'après Ralph Izzard 1955). |
Figure 2 : le même "scalp" 40 ans plus tard
(photo Marie-Thérèse Serres) |
Figure 3 : "scalp" de Pangbotchi porté en couvre-chef
pour jouer le rôle du yeti (d'après Fürer-Haimendorf 1954)
- Une prétendue "observation" d'un yeti a été publiée par le soi-disant lama tibétain T. Lobsang Rampa dans son ouvrage The third eye (Le troisième oeil). Il convient de préciser qu'au Tibet, l'homme-des-neiges est appelé migö (le mot de yeti n'est connu que des Sherpas du nord-est du Népal), et surtout le prétendu "lama" en question n'était qu'un plombier anglais, qui n'a jamais mis les pieds au Tibet...
4) Indices matériels
- Des traces de pas attribuées au yeti ont été suivies à plusieurs reprises (Eric Shipton 1951, abbé Bordet 1955, Daily Mail 1955, McNeely et al. 1972, etc.), parfois sur plusieurs centaines de mètres : elles sont typiquement bipèdes, et ne peuvent avoir été faites que par un primate inconnu. Chose étonnante, ces traces ne révèlent que quatre orteils (Ralph Izzard 1955, abbé Bordet 1955, Tom Slick 1957, Alastair Cram 1960, Peter Taylor 1964, Akira Namba et Hiroshi Matsushita 1974) : soit que le yeti ne possède réellement que quatre doigts, ce qui serait une donnée capitale pour la primatologie ; soit que les orteils II et III soient si proches l'un de l'autre, disposés sur une même éminence charnue (comme cela existe aussi parfois chez l'homme moderne), que les traces semblent ne montrer que quatre doigts.
- Des excréments ont été découverts associés à des pistes de yeti : l'étude parasitologique a révélé la présence de trois espèces de parasites intestinaux encore inconnues de la science, démontrant que leur hôte est lui-même inconnu ! (Sanderson 1963)
- Des poils attribués au yeti obtenus par René de Milleville ont été étudiés par Michel Tranier, du Muséum National d'Histoire Naturelle, pourtant très réservé quant à la cryptozoologie : il s'agit de "poils d'un primate roux proche de l'orang-outan", sans qu'ils appartiennent à ce dernier...
- Une main momifiée, conservée dans le temple de Pangbotchi, mais qui se rapporte plus vraisemblablement à l'homme sauvage du Tibet (migö).
4) Analyse cryptozoologique
Le dossier de l'homme-des-neiges himalayen est assez complexe, car selon Bernard Heuvelmans, il se base sur trois types bien distincts de primates, dont l'aire de répartition se recoupe quelquefois : un être de taille modeste, le "petit yéti" (voir son portrait-robot ci-dessous), qui est certainement le plus célèbre et vit essentiellement au Népal, au Sikkim et dans le nord de l'Inde ; un être de très grande taille (plus de deux mètres), le "grand yéti", signalé principalement en Chine du sud (yeren), en Indochine et en Indo-Malaisie, qui est sans doute apparenté au gigantopithèque ; enfin un homme sauvage véritable, appartenant sans conteste au genre Homo, dont l'aire de répartition est bien plus considérable, puisqu'elle couvre une grande partie de l'Asie depuis le Caucase jusqu'à l'Indochine, et englobe notamment le Pamir, l'Hindu Kush, le Cachemire, l'Altai (Mongolie), le Tibet, etc.
Pour ce qui est du "petit yéti", le portrait-robot que l'on peut tracer à partir de la centaine de témoignages de première main que l'on possède (venant surtout de montagnards himalayens, mais aussi de quelques alpinistes occidentaux), est celui d'une créature humanoïde, couverte d'une épaisse toison rousse, dont la taille se situe entre 1,40 m et 1,70 m (elle est souvent comparée à celle d'un garçon de 12 à 14 ans). Les bras sont longs, atteignant les genoux lorsque l'animal les tient le long du corps. La caractéristique la plus frappante est toutefois sa tête pointue (en forme de pain de sucre ou d'obus), qui a été popularisée notamment par Hergé dans Tintin au Tibet. On la retrouve sur les fameux "scalps" à l'effigie du yeti, comme celui du temple de Pangbotchi (voir ci-dessus).
Le yeti se déplace généralement en position bipède, mais dès qu'il veut courir (par exemple quand on le fait fuir), il se met sur ses quatre pattes. Le caractère bipède du yeti est du reste attesté par les fameuses pistes qui lui sont attribuées, relevées à de nombreuses reprises dans l'Himalaya. Les pistes (figure 4) relevées notamment par l'abbé Pierre Bordet (1955) sont typiquement bipèdes, et ne peuvent en aucun cas être "expliquées" par des empreintes de pas de langur (un petit singe quadrupède de l'Himalaya), d'ours ou de tout autre mammifère, qu'elles aient été ou non modifiées par des phénomènes de fusion de la neige : on y voit en effet très nettement une alternance régulière pied droit - pied gauche, caractéristique d'une marche bipède, et ce, sur des centaines de mètres.
Figure 4 : piste de yeti au Makalu (d'après Bordet 1955) :
noter l'alternance régulière pied droit - pied gauche, typiquement bipède.
L'habitat du yeti n'est pas situé dans les neiges, contrairement à une croyance répandue entretenue par son surnom, mais dans les forêts de rhododendrons des hautes vallées de l'Himalaya : c'est toujours en bordure de telles forêts qu'il est observé. Leur exploration est des plus difficiles, l'homme ne pouvant y progresser que de 100 mètres à l'heure ! Elles sont hélas en voie de destruction rapide du fait de l'explosion démographique et des besoins en bois pour le chauffage domestique.
Le régime alimentaire du yeti, tel qu'on peut le déduire des témoignages, est omnivore : on l'a vu dévorer des pikas (sortes de marmottes), des lichens, des fruits et des baies, du foie de yack, et même du chocolat et des biscuits pris à des alpinistes ! Ce régime omnivore est d'ailleurs confirmé par l'étude des excréments trouvés le long des pistes de yeti.
Le comportement du yeti évoque irrésistiblement celui d'un singe : "la manie de se gratter, celle de découvrir largement les dents par mesure d'intimidation, un goût pervers de la destruction, ou encore le fait de manifester une colère impuissante en bondissant rythmiquement sur place tout en arrachant des touffes d'herbes", comme l'a souligné Bernard Heuvelmans.
Le yeti est donc un singe anthropoïde encore inconnu, bipède (comme l'est le gibbon), dont la tête pointue trahit une crête osseuse sagittale comme en possède notamment le gorille mâle adulte. En 1958, Bernard Heuvelmans a proposé le nom scientifique de Dinanthropoides nivalis pour ce primate inconnu (figure 5), en suggérant une parenté avec le gigantopithèque (hypothèse qu'il avait avancée dès 1952), un singe du pléistocène de Chine du sud, connu par des dents et quelques mandibules énormes. Depuis, Bernard Heuvelmans penche plutôt pour une parenté avec le Ramapithecus et le Sivapithecus, deux primates fossiles du miocène et du pliocène de l'Inde, auxquels l'orang-outan de Sumatra et Bornéo est apparenté ; du reste, les témoins eux-mêmes rapprochent le yeti de l'orang-outan, lorsqu'on leur montre des photos de divers primates. Le yeti serait en fait une sorte d'orang-outan terrestre (et non arboricole), à la bipédie accentuée par la traversée des pentes enneigées lorsqu'il se déplace d'une vallée à l'autre (en réduisant ainsi au minimum la surface en contact avec le sol, pour atténuer la déperdition calorifique, comme l'anthropologue Sydney Britton a pu l'observer chez un chimpanzé en captivité).
Figure 5 : reconstitution du yeti (Dinanthropoides nivalis Heuvelmans 1958)
(d'après Sciences et Avenir, 1958).
5) Hypothèses alternatives
- On a souvent prétendu que le yeti n'est qu'un ours, soit l'ours brun dont une race, l'ours isabelle (Ursus arctos isabellinus), vit au Népal, soit l'ours du Tibet (Selenarctos tibetanus). L'ours peut en effet se dresser sur ses pattes postérieures, mais certainement pas faire plus de quelques pas en position bipède : or, certaines pistes ont été suivies sur des centaines de mètres. Quant à l'hypothèse que les traces des pattes postérieures recouvrent celles des pattes antérieures, elle est tout simplement invraisemblable : cela peut se produire à l'occasion, mais sûrement pas sur des centaines de mètres ! L'absence de griffes sur les pistes de yeti, comme la présence d'un gros orteil sur le côté intérieur de la piste, permettent aussi d'écarter l'ours. Quant à la description du yeti par les témoins, c'est bien celle d'un primate et non d'un ursidé !
- On a également suggéré que le yeti pouvait être un singe comme le semnopithèque ou le langur, mais les traces de pas longues et étroites de ces derniers, entre autres, s'inscrivent en faux contre cette hypothèse.
- Le primatologue John Napier (1970) a pour sa part avancé un phénomène de fusions-cristallisations successives de la neige, conduisant à agrandir artificiellement les empreintes. Mais ce phénomène ne peut pas être invoqué dans tous les cas (ainsi, MacNeely et ses collègues observèrent la piste au réveil, en sortant de leur tente : elle venait d'être faite dans la nuit), et de toute manière, si les empreintes peuvent ainsi s'agrandir, la distance entre deux empreintes successives reste constante.
6) Pour en savoir plus
Anonyme
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ARTICLE TROUVE SUR LE SITE L'INSTITUT VIRTUEL DE CRYPTOZOOLOGIE